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389 Le piège Leonarda

mardi 22 octobre 2013 • 17:12 (CEST)

Le palais de l'Élysée, à Paris.
Le palais de l'Élysée, à Paris.
(cc)-by-sa Rémi Mathis

J'ai parfois l'impression que les médias sont devenus fous.

Depuis plusieurs jours, ils ne parlent que de cette histoire qu'ils ont baptisé « l'affaire Leonarda ». À longueur de journaux télévisés, d'articles en lignes ou autres débats radiodiffusés, tous les politiques, de gauche, de droite et d'encore plus à droite, s'en donnent à cœur joie en racontant au passage de grosses énormités (j'assume le pléonasme).

Pourtant, cette affaire ne mérite même pas qu'on écrive dessus. Je sais, je le fais quand même, après tout nous n'en sommes plus à un paradoxe près. Parce que, qu'est-ce que l'affaire Leonarda ? Rien de plus qu'une banale expulsion d'une famille en situation irrégulière.

Plus les corollaires.

L'expulsion d'une famille rom (hé si), dont le père est d'origine kosovare et a reçu une OQTF le 19 juin 2013. Une famille expulsée vers le Kosovo. Fin de l'histoire. Enfin, en théorie, car une succession d'événements finit par aboutir au « scandale d'État » auquel les journalistes aimeraient tant croire.

Il faut dire qu'ils ne sont pas très malins, les gendarmes du Doubs. Arrêter un car scolaire afin de procéder à l'arrestation d'une élève, fût-elle en situation irrégulière, ce n'est pas très propre. Le blog du Monde Les décodeurs relève que ça n'a rien d'illégal, c'est vrai : l'école n'est pas un sanctuaire. Ce qui n'empêche que la méthode est discutable. Et quand on sait avec quelle facilité on peut faire descendre les étudiants et lycéens dans la rue, c'est presque à se demander si un fonctionnaire zélé qui pencherait plutôt à droite n'a pas délibérément voulu mettre le bazar (coïncidence amusante : le préfet du Doubs, Stéphane Fratacci — qui n'était apparemment pas au courant des détails — est un ancien conseiller du ministère de l'immigration si cher à Nicolas Sarkozy). L'enquête administrative indique d'ailleurs (page 15 du rapport) que les forces de l'ordre « n'ont pas fait preuve du discernement nécessaire ».

L'avant et le pendant. — Le rapport d'enquête administrative nous raconte : Resat Dibrani, le père, a été contrôlé en situation irrégulière à Mulhouse, et devait être expulsé le 8 octobre ; la préfecture du Doubs a alors tout mis en œuvre pour permettre le regroupement rapide de la famille et l'expulsion de Gemidja Dibrani (également sous le coup d'une OQTF) et de ses six enfants a été organisée pour le jour suivant, 9 octobre. Valises faites, recours épuisés, rien ne s'opposait plus à la reconduite à la frontière de la famille. Le bug dans la matrice : Leonarda, habituée à découcher, n'était pas présente le 8 au soir, et c'est ainsi qu'elle s'est retrouvée dans le bus le 9 au matin, participant à une sortie scolaire à Sochaux à laquelle elle n'était à l'origine pas inscrite.

Sachant tout cela, on peut imaginer que la gendarmerie, qui doit expulser une famille — opération toujours un peu sensible — dont un membre est déjà parti ait eu du mal à envisager d'attendre le soir et le retour du groupe. On imagine également mal l'enseignante, qui dans un premier temps a fait valoir sa responsabilité de ramener autant d'élèves qu'elle en avait emmené, refuser d'obéir à un capitaine de gendarmerie.

Tout ceci étant bien sûr la partie émergée de l'iceberg. Ne serait-ce que la méthode un peu limite, il n'y a guère de reproches qu'on puisse faire aux autorités, d'autant que toute la procédure a été validée par les tribunaux administratifs, juges des libertés et de la détention et cours d'appels, et que même les soutiens de la famille en conviennent : il fallait faire respecter la décision de la justice. Et ce, surtout si on tient compte de l'avant. Et l'avant, c'est ce que l'opinion publique a découvert après coup. Les mensonges du père ; son refus de travailler ; le refus d'intégration de la famille ; les menaces répétées à l'encontre de ses enfants s'il était expulsé ; l'absentéisme chronique des enfants à l'école ; le tout en France comme en Italie... on en mange à longueur de télé. Les FHaineux seront ravis, ils vont pouvoir dénoncer les vilains étrangers qui ne veulent que nos allocations familiales. Nonobstant le fait que, dans le même temps et dans la même région, deux familles dans une situation similaire ont démontré leur volonté d'intégration et que ça ne pose de problème à personne.

L'après. — La partie immergée de l'iceberg, c'est l'après. C'est la crise politique, à commencer par la déclaration de François Hollande. Parfois, à chaud, je me dis qu'il ferait mieux de se taire ; mais en réalité, qu'a-t-il dit ? Pas grand chose et la presse n'a retenu qu'une seule phrase : Leonarda pourrait revenir en France, seule, pour reprendre sa scolarité. Haro sur le président, à commencer à gauche par Noël Mamère qui parle d'« ignominie », Jean-Luc Mélenchon et Danielle Simonnet pour le PG qui ont jugé d'une « cruauté abjecte » l'idée de la séparer de sa famille et même la sénatrice verte Esther Benbassa, que j'aime pourtant beaucoup, qui parle dans un tweet de « solution machiavélique ».

Ils oublient toutefois que des centaines de milliers d'étudiants étrangers viennent en France pour leurs études (près de 300 000 en 2011 selon CampusFrance). La plupart sont, évidemment, dans l'enseignement supérieur, mais il existe de nombreux échanges scolaires d'une durée plus ou moins longue dans le secondaire, et d'ailleurs les Français ne sont pas les derniers à envoyer leurs enfants à l'école quelques mois ou quelques années à l'étranger, via des familles d'accueil ou des internats (sans compter les écoles françaises à l'étranger). Et ça, ça n'a rien de machiavélique pour autant que je sache. Au contraire, ces jeunes en tirent un bénéfice certain et une ouverture sur le monde dont beaucoup de nos responsables politiques semblent (paradoxalement) manquer cruellement.

S'ensuit tout un tas de fantasmes, tant dans les commentaires des sites de presse que chez les politiques eux-mêmes, UMP en tête. Par exemple, Jean-François Copé a reproché à Manuel Valls d'avoir « allégé les critères de régularisation », dans une déclaration sur BFMTV en marge de cette affaire. On se demande quel est le rapport, puisque la famille Dibrani s'est justement vu opposer des refus fermes et répétés depuis 2009 et jusqu'en 2013 : c'est donc que les critères de régularisation, au vu de l'avant, ne sont pas trop faibles. Le même Jean-François Copé pense qu'un retour de Leonarda lui permettrait de faire revenir sa famille par le biais du regroupement familial, nonobstant le fait que seul un majeur résidant légalement en France depuis 18 mois avec des critères de logements et de revenus peut faire cette demande. Le drame, dans le volet politique de cette affaire, c'est que même le numéro 2 du FN Florian Philippot, qui ne me paraît pourtant pas très doué, s'en sort mieux que le président de l'UMP au niveau des contre-vérités, c'est dire !

Et puis de l'autre côté il y a les bisounours, notamment RESF qui devrait plutôt se concentrer sur la sanctuarisation de l'école (qui est la véritable problématique autour du noyau de cette affaire (je le rappelle : l'arrestation d'une mineure en pleine sortie scolaire)) que de raconter n'importe quoi (« démembrer une famille »). Appeler à changer la politique d'immigration est une chose, le faire sur un cas pareil ne risque pas de leur attirer des masses de sympathie. Quant à Harlem Désir, qui me ferait presque regretter que ce ne soit pas Cambadélis qui occupe ses fonctions (et vu l'estime que je porte à ce dernier, croyez-moi, ce n'est pas peu dire), lui aussi aurait mieux fait de se taire au lieu d'aller demander le non-respect d'une décision de justice. (NDLR, il s'est par la suite rangé à l'avis du chef de l'État et a déclaré le débat clos. Heureusement il doit lui rester un conseiller compétent quelque part.)

La problématique de l'immigration et des enfants scolarisés. — Que les lycéens se mobilisent pour défendre une camarade, en revanche, je trouve ça plutôt sain. Même si j'ai mes réserves sur Leonarda au vu de ses déclarations, il ne faut pas oublier qu'elle n'a que 15 ans, et qu'elle n'est pas responsable des manquements de son père.

La politique d'immigration en général et à l'égard des familles avec des enfants scolarisés en particulier peut être améliorée, mais c'est toujours le même problème : trouver le bon équilibre entre garantir une scolarité aux enfants (l'éducation est un droit fondamental et bien souvent) sans en faire un bon prétexte pour l'immigration clandestine en créant un effet d'appel (avec des gens qui vont prendre encore plus de risques pour arriver). Même si cette hypothèse est assez extrême, ça n'en reste pas moins possible. Une circulaire de novembre 2012 précise qu'elles peuvent être régularisées si les enfants sont à l'école en France depuis trois ans et que les parents résident en France depuis cinq ans et parlent le français. Savoir si ces critères sont trop restrictifs est une autre histoire… et dans le cas présent, l'absentéisme chronique des enfants Dibrani ne parle certainement pas en leur faveur.

Bien entendu, il faudrait aussi que l'Union Européenne soit un peu cohérente et s'occupe sérieusement des problématiques transnationales (ici : l'immigration) plutôt que de laisser l'Italie et les autres pays ayant une frontière extérieure s'en occuper seuls. Une véritable politique migratoire à l'échelle fédérale associée à la lutte contre le dumping social et fiscal dans l'Union me paraît d'ailleurs être la seule réponse viable à long terme pour en finir avec la crise.

Malheureusement, avec la poussée à droite qui s'annonce pour les prochaines élections européennes, j'ai bien peur qu'on en soit loin.