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395 Les fantasmes pénaux d'Estrosi

mercredi 04 juin 2014 • 15:12 (CEST)

Place Vendôme
Le ministère de la Justice, place Vendôme, à Paris. (cc)-by-nd Stephen Carlile

On l'attendait avec un peu d'impatience et un peu d'inquiétude : la réforme pénale arrive à l'Assemblée nationale. Et grâce à l'UMP dont c'est le dada, le spectacle s'annonce très prenant. Une manière de soutenir l'activité des vendeurs de pop-corn.

L'UMP a déposé plus de 650 amendements (sur un total de 800) et certains sont juste énormes, comme celui qui vise à exonérer les « cols blancs » de prison (il réserverait la prison aux atteintes aux personnes), qui en pleine avalanche d'affaires dans ce parti ne manque pas de sel. Surtout qu'il est suivi par un autre amendement qui vise à envoyer en prison les personnes qui ne paieraient pas une amende même si le délit concerné n'était pas passible de prison. Un article du Point nous en donne quelques autres exemples.

Je passe sur l'idiotie concernant la perpétuité réelle ou la fameuse suspension des allocations familiales pour les familles d'absentéistes. Ce qui a retenu mon attention ce matin, c'est l'interview de Christian Estrosi, député-maire de Nice, dans la matinale de France Inter animée par Patrick Cohen. Et je peux vous dire que c'était absolument fascinant.

Il a commencé par sortir un tas de chiffres qui montrent, selon lui, que la délinquance augmente. C'est à se demander ce qu'à fichu l'UMP qui n'a évidemment jamais été au pouvoir (enfin sauf de 2002 à 2012 !). Car ce sont les lois votées par l'UMP depuis 2002 qui sont actuellement en vigueur et qui montrent leur inefficacité (d'autant plus que le nombre de détenus a encore récemment battu un record).

Puis :

Cette loi est une loi de liberté pour les délinquants, tout simplement, c'est une incitation à la délinquance avec trois mesures majeures.

Là, M. Estrosi nous explique ce que sont, selon lui, ces trois mesures :

  • D'abord au bout de deux tiers de leur peine, on va réexaminer les dossiers des délinquants pour les libérer, ce qui fait qu'on va remettre dehors 6000 délinquants dans quinze jours.
  • Ensuite on remet en question les peines plancher, qui avaient « démontré toute leur efficacité ». (Alors que toutes les études montrent que ça n'a jamais rien changé et que même la Californie est revenue sur sa loi dite des trois coups, l'entendre proférer un mensonge aussi gros avec un tel aplomb force l'admiration.) — [première perle]
  • Les gens condamnés à moins de 5 ans seraient carrément dispensés de prison et passeraient leur temps à regarder la télé et faire du bricolage. (C'est sûr qu'entre ça et ramasser la savonnette dans une prison surpeuplée, le choix stratégique s'impose.)

Je me sens un peu obligé de faire une parenthèse sur ces points. Il s'agit de la contrainte pénale, un dispositif déjà utilisé dans de nombreux pays tels que le Canada, l'Australie ou encore la Suède. Et observer ces pays nous apprend que d'une part la contrainte pénale n'a rien d'automatique ni d'obligatoire : ce sont toujours les juges qui décident. D'autre part, il ne s'agit pas d'une liberté. La plupart du temps, il s'agit d'une mesure de transition visant à réinsérer un prisonnier dans la société, en lui permettant effectivement d'effectuer le dernier tiers de sa peine dans un milieu semi-fermé, ou semi-ouvert suivant la façon dont on voit les choses. Il est bien évident que ces mesures ne concernent que des gens qui ne présentent pas un danger pour la société. Ces mesures leur permettent de retrouver progressivement une vie normale, un emploi, bref à se réhabituer aux codes sociaux tout en étant suivis. Le taux de récidive après une telle mesure chute dans tous les pays concernés. Dans certains autres cas, la contrainte pénale remplace complètement l'incarcération et soumet le condamné à un certain nombre d'obligations qui, si elles ne sont pas respectées, le renvoient directement en prison.

Mais pour M. Estrosi, ces arguments ne sont pas acceptables car il est dans une position complètement idéologique, comme le prouve sa réponse à la question qui suit cette petite déclaration :

— (Patrick Cohen) Pour résumer, vous pensez qu'il faut mettre le maximum de personnes en prison, Christian Estrosi ?

— Oui.

Donc c'est clair, tous les délinquants, directement en prison. MM. Sarkozy, Copé, Lavrilleux, Peltier ainsi que Mme Balkany — tous englués dans des affaires — apprécieront sûrement cette idée. Et alors le plus, fort, c'est que tout ça, c'est de la faute de la gauche :

— (Patrick Cohen) Prisons qui n'ont jamais été aussi pleines, je rappelle : plus de 70 000 détenus[1], un taux d'occupation de plus de 115%.

— Pourquoi n'ont-elles jamais été aussi pleines ? Tout simplement parce qu'on a remis en cause la loi pénitenciaire qui prévoyait de construire 80 000 places de prison supplémentaires. Si on avait continué à construire les places supplémentaires au même rythme où nous les construisions, aujourd'hui les prisons ne seraient pas pleines.

De la part d'un représentant d'un parti qui exige de faire des économies, ceci ne manque pas de sel, puisqu'une place de prison coûte au contribuable environ trois fois plus cher qu'une journée de peine alternative. Il ne répond pas non plus à Patrick Cohen lorsqu'il lui fait remarquer que le mouvement en faveur des peines alternatives a bel et bien été lancé par Rachida Dati ; et j'ajoute que l'idée des prisons sans barreaux avait déjà été lancée par le précédent gouvernement comme le rapportait le Figaro en 2010 et qu'en plus il en existe déjà une qui a largement fait ses preuves, située en Corse et qui existe depuis… 1948 ! Mais ce n'est pas tout, une nouvelle énormité arrive :

— (Christian Estrosi) Lorsque j'entends madame la garde des sceaux nous dire que c'est la prison qui fait le crime, enfin il faut oser dire une chose pareille !

— La prison n'est pas l'école de la récidive, Christian Estrosi ?

— Non, la prison n'est pas l'école de la récidive. — [deuxième perle]

J'avoue avoir failli tomber de mon lit en entendant ça. M. Estrosi, qui n'en n'est plus à une contradiction près, ne semble pas se rendre compte que si la prison était la solution miracle, on ne serait même pas en train d'avoir de débat sur la récidive. Il ne se demande pas pourquoi le taux de récidive après sortie de prison sans aménagement de peine est supérieur à 60% et chute si un accompagnement existe. Et surtout, il s'enferre dans une position idéologique sans se demander ce qui est bien pour la société. Incroyable de la part d'un responsable politique !

Pire : même Nicolas Sarkozy s'en inquiétait en mars 2012, c'est dire !

Quelle invitation à la délinquance, leur dire vous ne ferez plus de prison demain, parce que c'est dire à 99% des condamnés qu'ils ne feraient plus de prison, c'est une incitation à plus de violence et plus de délinquance dans notre pays. — [troisième perle]

Pour cette troisième perle, M. Estrosi part du principe que seulement 1% des condamnations concerne des crimes, et que la contrainte pénale s'appliquerait à tout délit passible jusqu'à 10 ans de prison (qu'il classe comme étant 99% du reste). Il ne répond pas à la question fondamentale de savoir si les délinquants ont tous leur place en prison — mais on y reviendra ; ce que je retiens surtout c'est qu'il part d'un postulat complètement faux : la prison serait dissuasive ! Comme si on allait avoir toute une génération qui va se dire, chouette, devenons délinquants puisqu'on n'ira pas en prison (accessoirement avoir un casier judiciaire complique sérieusement la vie des personnes concernées, mais ça évidemment ce n'est pas po-pu-laire).

Pas besoin d'être un génie pour voir l'absurdité de cette position. D'abord parce que vu l'état de nos prisons (plusieurs fois épinglées par la CEDH) et la surpopulation carcérale, si ça ne suffit pas à dissuader un délinquant, je ne vois pas bien pourquoi l'idée d'y passer plus de temps qu'il n'en risque déjà changerait quoi que ce soit. Mais surtout ça revient à dire que la peine de mort permettrait de baisser la criminalité, ce qui est complètement faux comme les taux de criminalité aux États-Unis nous le prouvent tous les jours. D'ailleurs plusieurs États l'ont abolie ces dernières années (le Maryland étant le dernier en date) entre-autres parce qu'elle était beaucoup trop coûteuse par rapport aux résultats qu'elle donne… c'est dire ![2]

Viennent ensuite des classiques de la droite dure : abaisser la majorité pénale à 16 ans, réinstaurer la double peine pour les étrangers, permettre la déchéance de la nationalité (car il semble croire que tous ceux qui vont faire le jihad en Syrie ont une double nationalité).

La suite concerne d'autres sujets (notamment l'UMP, pour laquelle il veut de « nouvelles idées », contrairement à celles qu'il vient de développer et qui semblent sorties du dix-neuvième siècle), jusqu'au passage à Interactiv', la partie dans laquelle l'invité doit répondre aux questions des auditeurs et chroniqueurs de la station. Il y sera notamment confronté à Alice, du Nord, qui lui met le nez dans sa démagogie et son populisme sur le tout carcéral. Et il assume le qualificatif de « gros dur » en expliquant :

Je dis à Alice que le gros dur, qui en réalité agit avec beaucoup de fermeté en tant que maire par rapport aux moyens dont il dispose (…) avec des arrêtés assez fermes de couvre-feu pour les mineurs, d'interdiction de tohu-bohu autour des salles de mariages, d'anti-regroupements, d'anti-bivouacs face au problème des roms qui occupent nos villes et bien d'autres dispositions encore font que chez moi il y a une délinquance qui baisse plus qu'ailleurs.

Attention, les Roms occupent nos villes et on va les chasser à coups d'arrêtés anti tohu-bohu lors des mariages ! Wouhou ! Super Estrosi est dans la place ! Et on tient son prochain slogan de campagne : Christian Estrosi, le maire qui interdit ! Pire, selon lui, la délinquance est en baisse à Nice, ce qui n'est pas difficile puisque si Nice détient le double record du nombre de caméras de vidéosurveillance (1 pour 360 habitants) et du nombre de policiers municipaux (380), les résultats sont décevants : Nice est ainsi au 401e rang (sur 408) pour les atteintes aux biens et au 389e rang pour les atteintes aux personnes. Et on ne peut pourtant pas lui reprocher de n'avoir rien fait, au contraire : il a multiplié les mesures, les arrêtés, les dispositifs, le tout sans aucun impact sur quoi que ce soit, sauf peut-être sur son image auprès de la population (et oui, ça s'appelle de la démagogie).

S'ensuit un mini-débat pendant lequel les journalistes essaient de le ramener sur le thème « être ferme, ce n'est pas forcément la prison / si la prison a été une école du crime ou de la récidive », ce qui nous amène un nouveau gros mensonge :

Est-ce que vous savez qu'en Europe, c'est en France qu'il y a le moins de détentions effectuées et que c'est en France qu'il y a un taux de délinquance qui est le plus élevé, peut-être qu'on peut se comparer aux autres modèles européens (…)

Faux, faux et archi-faux ! D'abord on ne sait pas d'où il sort ses données, parce qu'il ne semble pas y avoir de données comparatives disponibles concernant le nombre de détentions effectuées (j'imagine par opposition à celles qui sont en attente). Ensuite, la France connaît environ 6600 actes de délinquance pour 100 000 habitants, soit pile la moyenne de l'Union européenne[3]. Et enfin, de manière plus générale, si la France n'affiche « que » 101 détenus pour 100 000 habitants, ce qui est inférieur à la moyenne européenne, ça ne veut pas dire que nos voisins ne font pas mieux ! À commencer par l'Allemagne, que l'UMP aime citer en exemple (88), la Suède qui utilise la contrainte pénale (78), ou bien encore en vrac les Pays-Bas (92), la Finlande (61), la Suisse (79), la Norvège (72), ou la Belgique (97). Évidemment, la moyenne européenne est principalement plombée par des pays comme la Russie (609) ou le Bélarus (381). Tous ces chiffres sont disponibles auprès du centre international d'études pénitenciaires (et l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime dispose de données similaires).

Notons aussi le paradoxe : M. Estrosi veut se comparer à nos voisins européens, préférablement ceux qui font mieux que nous, or, ce sont justement surtout eux qui pratiquent les peines alternatives.

Et de conclure :

Moi je suis simplement pour que quand on passe la ligne jaune, qu'on commet quelque chose de grave, il y ait en face une sanction, et la sanction c'est la prison.

Complètement borné. Et ce n'est pas Thomas Legrand, qui tente de remettre les choses en perspective, ni Georges, le visiteur de prison de la maison d'arrêt de Luynes qui intervient ensuite qui le feront bouger de son discours. Estrosi répond aux questions par d'autres questions et martèle que Taubira veut remettre 6000 délinquants dans les rues le mois prochain tout en expliquant que lui ne veut pas se laisser enfermer dans cette pensée unique.

J'arrête ici, ça fait déjà long, mais la suite est du même gabarit. Je vous mets les vidéos ici, et pour les podcasts c'est par là (l'invité de 8h20) et là (Interactiv').

France Inter : l'invité de 8h20 du 4 juin 2014
France Inter : Interactiv' du 4 juin 2014

Notes

[1] En fait, Patrick Cohen a légèrement tort : le nombre de détenus était de 68 859 au 1er avril 2014, soit 103,4 personnes pour 100 000 habitants. Le chiffre de 101 que j'avance plus loin est basé sur les chiffres de 2010, pour rester cohérent avec les chiffres des voisins qui datent de 2010.

[2] Sur la peine de mort et les chiffres de la criminalité aux États-Unis : selon le rapport sur l'United States Peace Index 2011, notons que c'est le Maine qui a le taux de criminalité le plus faible des 50 États américains. Or, cet État a aboli la peine de mort en 1887. Notons aussi le Michigan qui est en milieu de tableau (31e, abolie en 1846) et le Texas (champion des exécutions), la Floride ou encore la Louisiane (qui l'appliquent toujours) qui se classent en fin de tableau.
On me fait remarquer que le Maine est un État peu dense, peu peuplé, peu multiculturel et où tout le monde se connaît. C'est aussi pour ça que j'évoque le Michigan, plus dense et avec une population beaucoup plus diverse, ou encore le Texas, peu multiculturel et sans banlieues vraiment difficiles au sens de Détroit par exemple.

[3] Une simple recherche Google montre que cet argument selon lequel la France aurait le taux de délinquance (ou de criminalité suivant les variantes, ces gens semblent confondre les deux) le plus élevé d'Europe n'est repris que sur des sites d'extrême droite/identitaires. Coïncidence ?